Avant la Cité Sheffield : l'ancien hôtel-Dieu
Les maisons Sheffield (appelée aussi cité Sheffield) sont édifiées à l’emplacement de l’ancien hospice Saint-Jean, construit entre 1781 et 1784 pour porter secours aux malades et aux indigents grâce à la donation de Madame Demory, riche veuve bapalmoise. C'est une lettre patente signée par Louis XVI qui en autorise la construction. Comprenant un orphelinat, une salle d'asile, deux salles pour des soins ponctuels pour les malades légers, une salle pour les bains publics et une pharmacie, il peut accueillir 16 résidents. La fonction de soin gagne en importance à partir de la fin du 18e siècle, avec la disparition de l'hospice Sainte-Anne en 1792 puis de l'hôpital Saint Pierre en 1794. L'hospice Saint Jean est complété en 1865 par un réfectoire, un nouveau dortoir, d'une salle pour accueillir les tuberculeux et d'une chapelle édifiée par l'architecte diocésain de l’évêché d'Arras, Alexandre Grigny. Toujours confié aux Filles de la charité, religieuses de Saint Vincent de Paul, il peut désormais accueillir cent malades. Avant le début du conflit, l'hospice Saint Jean fait partie des 14 hôpitaux - hospices que compte le Pas-de-Calais.
A partir de 1914, seule demeure la fonction hospitalière. Le personnel soignant et les malades civils sont évacués en mai 1916, un peu avant que les premières destructions des bâtiments n'aient lieu. Fin 1917, il ne reste de l'hôpital que quelques ruines. Il fait partie des quatre hôpitaux totalement détruits du département.
Le cadastre de 1829 permet de situer le bâtiment sur le côté nord de la rue Royale (actuelle rue Marcellin-Gaudefroy). De plan en L, il suivait le dessin de la rue jusqu'à son extrémité et faisait l'angle de la rue Sainte-Agnès (actuelle rue du Bessol). Un espace libre est visible au centre de la parcelle. Les cartes postales du début du 20e siècle montrent un édifice en pierre de taille, ordonnancé à travées, à un étage carré et un étage de combles. La toiture en bâtière était percée de lucarnes à croupes.
Le dossier de dommages de guerre dressé pour la reconstruction de l'hôpital (Archives du Pas-de-Calais, Série X 1174) comporte l'avis de l'architecte en chef des bâtiments civils, qui dresse le bilan des possessions antérieures de l'hôpital et établi les plans de l'ancien hospice. Ces documents viennent utilement compléter les informations apportées par les cartes postales : "Situé au centre de la ville, [l'hospice] se composait d'un groupement de bâtiments construits à différentes époques resserrés autour d'une cour fermée. Grâce aux photographies dont nous avons eu communication, nous avons pu nous rendre compte que certains de ces bâtiments, qui dateraient de l'occupation espagnole, étaient intéressants du point de vue artistique. Par contre, il est incontestable que leur disposition et leur utilisation ne correspondaient nullement aux exigences de l'hygiène moderne. Les constructions, d'une façon générale, comprenaient un sous-sol vouté, un rez-de-chaussée et un premier étage. Les murs étaient montés en brique ou pierre ; la couverture était en ardoise".
Éléments de contexte
L'hospice étant totalement détruit pendant la première guerre et le conseil d'administration de l'hospice ayant décidé que la reconstruction du nouvel hôpital de Bapaume se ferait rue de la République, il vend pour 15 000 francs le terrain de l'ancien hospice à la municipalité. Après avoir envisagé de le mettre en vente auprès des personnes totalement expropriées par la mise en œuvre du Plan d'Aménagement, d'Agrandissement et d'Extension (délibération du 20 novembre 1919, AD Pas-de-Calais, 2O631/2), la ville le met finalement à disposition de la "Société civile d’habitations à bon marché de la ville de Sheffield", maitre d'ouvrage de la Cité Sheffield (AD Pas-de-Calais, X1174). Constituée spécifiquement pour la construction de cet ensemble immobilier, la société est présidée par le maire de Bapaume, monsieur Gaston Stenne.
Le nom de la cité est un hommage au don de la ville de Sheffield, marraine de Bapaume, qui a souhaité et permis leur construction. Les maisons, qualifiées sur les plans de l'architecte (Archives du Pas-de-Calais, 10R9/111) de "maisons ouvrières" étaient, selon les vœux des donateurs, plus particulièrement réservées aux mutilés de guerre et aux veuves de guerre (Archéo, n°68).
En 1922, la revue "Le monde illustré" (AD Pas de Calais, BHD 101/31) consacrée à la reconstruction dans le Pas de Calais parle déjà du projet. Mais celui-ci ne se concrétise qu'à partir de 1927. Les sources conservées aux Archives départementales du Pas de Calais (série 10R9.111) renseignent la conception et la réalisation du projet.
Le coût prévisionnel était de 420 000 francs, financé pour partie par les dommages de guerre de l’hospice rachetés par la commune et par les 200 000 francs donnés par la ville de Sheffield. Le procès verbal de réception de travaux indique que "le décompte général des travaux s'élève à 417 818,76 francs - honoraires d'architecte non compris [...]. La clôture du dossier de dommages de guerre précise que chaque groupe de maison a coûté 115 000 francs, et que la clôture a coûté 17 000 francs. Aucune explication n'est donnée pour la différence entre le total de ces coûts et le total indiqué sur le procès verbal de réception des travaux. Ce dernier précise que "les fournitures sont conformes à celles du cahier des charges et elles ont été mises en œuvre suivant les règles de l'art, le bâtiment est en bon état d'entretien" (Archéo n° 67).
Le projet de l’architecte : les plans
Les plans sont dus à Eugène Bidard, l'architecte de la coopérative n°1, à laquelle la commune a adhéré.
Le plan initial comprenait 12 logements réunis par groupes de 4, avec jardin et clôture, et un pavillon de gardien comprenant une salle de consultation pour un médecin. Toutes les maisons, élevées en partie sur cave et en partie sur terre-plein, comportent les mêmes pièces, détaillées dans le cahier des charges. Répartis sur deux étages et une surface de 80 m2, on trouve au rez-de-chaussée un vestibule, qui dessert la "salle" (la fonction n'est précisée ni dans le devis descriptif ni sur les plans...), de laquelle on accède à la cuisine équipée de l'eau courante et à une chambre. La chambre est située sur l'avant de la maison. Les accès aux escaliers cloisonnés qui donnent accès à l'étage et à la cave sont également dans cette "salle". L'étage abrite deux chambres, ainsi qu'un débarras. A l'arrière de la maison, l'architecte a prévu des WC ("à la turque") et une remise, qui occupent environ 6 m2. Chaque pièce, y compris la cave, bénéficie de l'éclairage électrique : 1 suspension pour la cuisine et la "salle", et 1 tulipe fixée au mur pour toutes les autres pièces et les escaliers. Les murs intérieurs sont peints à l'huile, sauf les chambres qui reçoivent un "papier de tenture (c'est à dire du papier peint) à 4 francs le rouleau avec bordure et frise". Les fenêtres du rez-de-chaussée sont fermées par des volets.
Les matériaux préconisés dans le devis descriptif
L'architecte indique quels sont les matériaux à mettre en œuvre pour chaque partie de l'édifice : les voutains de la cave sont en brique reposant sur des poutrelles en acier, les élévations sont en briques, les sols du rez de chaussée sont carrelés, les planchers sont en sapin, les cloisons intérieures en carreaux de plâtre peints, les plafonds enduits en plâtre, les huisseries en chêne pour celles extérieures (dont la porte d'entrée) et en "sapin rouge" pour les intérieures, la charpente est en "sapin des Vosges" et la couverture en tuiles mécaniques grand moule. L'architecte précise que le parement des briques utilisées en façade doit être parfait. Les façades reçoivent ensuite un "crépi tyrolien 3 couches avec hydrofuge [...]. Les appuis et les sommiers des baies seront enduits en ciment mouluré et lissé avec soin pour imiter la pierre". Une carte postale ancienne confirme d'ailleurs que le premier plein de travée en forme de créneau, était à l'origine décorée d'un motif de fausses meulières.
Le cahier des charges précise la qualité des matériaux à mettre en œuvre, en spécifie l'origine (chaux de Tournai ou de Beffes) et quelque fois le fabricant (comme pour le ciment Portland de la marque Demarle ou Lonquety) et les caractéristiques techniques ("brique bien moulée, uniforme, bien cuite et sonore").
La réalisation et les modifications ultérieures
Les travaux, commencés en juillet 1927, sont achevés en mai 1928, date du procès verbal de réception des travaux et la cité est habitée dès septembre 1929. Le conseil municipal a fixé le loyer à 60 francs par mois, et l'eau est offerte par la ville à concurrence d'un hectolitre par jour et par maison.
En septembre 1932, la Société civile d’habitations à bon marché de la ville de Sheffield vote sa dissolution et remet la propriété des habitations à la ville. Les maisons appartiennent aujourd'hui à des particuliers.
Un paragraphe des deux pages consacrées à Bapaume dans le Monde illustré de 1922, évoque la future cité en ses termes : "(le don de la ville de Sheffield) permettra la construction de nombreuses maisons ouvrières, véritables cottages anglais formant une minuscule cité de Sheffield dans Bapaume". Bien que la réalisation ne soit pas tout à fait à la hauteur à ces attentes, Dégardin (1945) décrit "la cité de Sheffield" comme un "ensemble de coquettes maisons".
Les douze maisons Sheffield sont toujours debout et constituent un ensemble facilement identifiable, bien que presque toutes aient été modifiées (changements dans les enduits, les parements des murs ou le matériau de couverture, ajouts de garages...), brouillant la lecture de l'identité visuelle de la "cité". Les toitures et les élévations sont cependant restées identiques à ce qui avait été construit en 1927.
Photographe au service régional de l'Inventaire général du patrimoine culturel.