Plusieurs écoles primaires existent à Bapaume avant-guerre ainsi qu'une école primaire supérieure. Toutes sont détruites pendant le conflit. La municipalité décide de reconstruire une école unique en remplacement de celles détruites et les plans, bien que validés seulement en mars 1925, sont établis par l'architecte communal Eugène Bidard dès avril 1923. Le nom de l’école est un manifeste républicain et patriotique : Carlin est le nom du premier directeur de la première école laïque de garçons créée à Bapaume en 1883 et Legrand est le premier (et unique) directeur de l’école primaire supérieure, fusillé en 1918 par les Allemands pour acte de résistance. Quant à Blériot, c'est un instituteur de Bapaume, mort au front en juillet 1916 (Dégardin, p. 77).
Le respect de la Charte des sinistrés
La charte des sinistrés précise que, comme pour tous les bâtiments publics, les écoles doivent être reconstruites dans des conditions matérielles identiques à celles existant avant-guerre et qu’elles remplacent : même caractère, même destination, et même garantie de durée ! S’y ajoute le respect des contraintes règlementaires spécifiques aux écoles primaires qui datent de 1887. Il est donc intéressant de voir comment cette école respecte (ou pas) à la fois les contraintes propres à la reconstruction et les règlements scolaires en vigueur.
Cette école en remplace une (et même deux) autre(s), elle est reconstruite avec les dommages de guerre de ces écoles et d'autres biens communaux, elle n'est pas strictement au même emplacement mais reste sur le territoire de la commune... Elle a donc une destination équivalente. Cependant, elle est différente des écoles qu'elle remplace car elle n'offre pas le même niveau d'instruction (l'école primaire supérieure a disparu) et regroupe dans un même lieu des écoles auparavant dispersées sur le territoire de la commune. Elle n'a donc pas le même caractère. C'est en fait une création et pas une reconstruction, qui respecte l'esprit mais pas la lettre de la Charte des sinistrés. Quant à la garantie de durée, le fait que l’école soit encore utilisée aujourd'hui apporte la preuve que cette clause a bien été respectée !
Le respect des règles de construction scolaire
Pour juger du respect des règles de construction scolaire, on peut regrouper ces dernières en 3 grands ensembles : l'emplacement, l'organisation des locaux, et les matériaux.
- L’emplacement doit être :
* central ou facilement accessible : l'école n'est pas au centre-ville, mais elle est dans une zone proche du centre, facile à rejoindre. Une route est construite spécialement pour desservir l'école.
* éloigné des établissements dangereux et bruyants : rien d’autre n’est construit sur la zone, en particulier aucune usine.
* éloigné des cimetières : ce dernier est à l’opposé de la ville
Le choix de l'emplacement est validé par l'inspection académique : "l'emplacement est bien situé, bien aéré, éloigné du cimetière. Dans le voisinage se trouvent des cafés, mais à titre provisoire et qui disparaîtront quand les cafés définitifs seront reconstruits à leurs anciens emplacements éloignés des écoles."
- La disposition des locaux doit privilégier :
* une seule fonction par bâtiment (c'est à dire qu'on ne doit pas trouver de mairie-école dans les mêmes locaux… ce qui n’exclut pas le regroupement dans un même ensemble immobilier de bâtiments dédiés à des foncions différentes) : il n'y a dans le groupe scolaire Carlin-Legrand que les bâtiments dédiés à l’école,
* des bâtiments en rez-de-chaussée, les étages n'étant justifiés qu'en cas de forte population scolaire : seuls les pavillons d’angle ont trois étages mais ils abritent des bureaux en rez-de-chaussée et des logements de fonction dans les étages. Toutes les salles de classe sont donc en rez-de-chaussée, dans les galeries qui leur sont exclusivement destinées,
* dans le cas de groupe scolaire, des bâtiments indépendants les uns des autres, avec des entrées distinctes… et qui ménagent un espace entre l’école des filles et celle des garçons : on trouve ici trois groupes de bâtiments pour l'école de filles, celle de garçons et la maternelle, chacun disposant d'une entrée et d'une cour indépendante. L'école de garçons est même séparée de celle de filles par une rue !
* chaque classe doit bénéficier d’une entrée indépendante, l’accès se faisant directement par l’extérieur quand le climat le permet. Ici, à cause du climat du Nord, l'accès aux classes ne se fait pas directement depuis l'extérieur mais le bâtiment est semi-double, c'est à dire présentant une suite de pièces distribuées par un couloir longitudinal. Chaque classes ouvre ainsi sur le couloir,
* un bâtiment en simple épaisseur pour faciliter circulation de l’air et de la lumière : c'est le cas, en particulier grâce aux galeries,
* un préau couvert orienté afin de protéger les élèves des pluies dominantes, ainsi que sanitaires (orientés pour ne pas être sous les vents dominants) : chaque cour bénéficie d'un préau ouvert au sud, et de sanitaires installés dans l'angle opposé aux salles de classes.
- Les matériaux :
* des sols en bois durs incombustibles ou en terrazzo : les sols sont en terrazzo pour les espaces d'accueil et en chêne (donc un bois dur et résistant) pour les salles de classe,
* l'utilisation de matériaux locaux pour les élévations extérieures car ils sont moins coûteux et bien adaptés au climat. L'architecte a abondamment utilisé la brique, matériau local par excellence. Il spécifie même que ces briques doivent venir de Bapaume ou de sa région. S'y ajoute le ciment armé, matériau typique de la reconstruction. Ce sont à la fois des matériaux locaux et ceux facilement accessibles au moment de la reconstruction. Seules les tuiles mécaniques de la couverture viennent de l'extérieur de la région, sans doute parce qu'elles sont très particulières et de ce fait pas fabriquées dans les usines locales.
En conclusion
La construction du groupe scolaire intègre la quasi totalité des contraintes relatives à l'architecture scolaire. Bidard s'est montré particulièrement bon élève ! C'est d'ailleurs la conclusion du rapport du conseil spécial : "L'impression première résultant de note examen est bonne et peut se résumer en quelques lignes. Le projet est étudié convenablement, et peut donner toute satisfaction aux règlements en la matière. L'orientation d'ensemble, du Nord-est au Sud-ouest, est acceptable. L'emplacement choisi, légèrement en dehors de l’agglomération urbaine nous parait convenable et d'accès facile. Les cours sont spacieuses, les préaux correspondent par leur surface au nombre d'élèves. L'éclairage unilatéral des classes est assuré par de grandes baies, les hauteurs sous plafond et d'appui sont correctes. (...) Les prix sont ceux de la série ministérielle de 1923. En résumé, ce projet nous donne satisfaction."
Comme pour les autres bâtiments qu'il reconstruit, Bidard associe brique et béton pour les éléments de structure et les murs, du ciment travaillé façon pierre pour souligner des éléments qui scandent la façade (frises, bandeaux, soubassement, clefs ou sommiers...), ainsi que de l'enduit tyrolien pour enjoliver certaine surfaces.
L'architecte apporte également quelques éléments de modernité, comme un chauffage central en lieu et place d’un poêle dans chaque classe. Mais la plus grande originalité proposée par l'architecte est sans aucun doute la rue qui sépare les bâtiments Carlin et Legrand.
Le délai de réalisation du groupe scolaire de Bapaume (3 ans) est dans la moyenne. Ici, la principale difficulté pour mener à bien le chantier ne semble pas avoir été l’approvisionnement en matériaux, mais plutôt la difficulté à trouver une main d’œuvre qualifiée...
La comparaison entre le projet imaginé et la réalisation
La comparaison de l'existant et du projet d'Eugène Bidard montre que, hormis le bâtiment réfectoire-dortoir initialement prévu au fond de la cour de l’école de filles, la construction du groupe scolaire s'est faite en suivant les plans de l'architecte. De même, les affectations des espaces n'ont pas changé depuis la construction : bureaux de l'administration autour des rotondes, salles de classes dans les ailes en rez-de-chaussée, logements de fonction dans les étages des avant-corps (même si certains sont aujourd'hui insalubres et inoccupés).
L'apparence des façades est en revanche légèrement différente de celle imaginée par l'architecte : la forme des baies sur la façade principale des pavillons est inversée : les linteaux droits se trouvent au premier et second niveaux et sont cintrés au troisième ; les portes d'entrée sont en plein cintre, en retrait par rapport au droit du mur et encadrées de voussures en boudins de briques ; les tables portant le nom de l'école sont entre le second et le troisième niveau et pas directement au dessus de la porte ; des panneaux avec jeux de briques et carreaux de ciments blancs, qui ne figurent pas sur les projets dessinés, occupent les parties hautes des trumeaux du troisième niveau.