Extrait de TURGAN (Julien). Les grandes usines de France. Tableau de l'industrie française au XIXe siècle [puis] Les grandes usines : études industrielles en France et à l'étranger. Paris : Calmann-Levy, 1881, t. 13, p. 1-16.
L´usine de M. Roger est située dans une riante prairie qui touche à la gare de Mouy, sur le chemin de fer de Paris à Beauvais et au Tréport. Le choix de l´emplacement fut déterminé à la proximité relative de Paris et l´abondance de la population ouvrière dans cette vallée, où les forces d´eau produites par les chutes successives de l´Oise y ont accumulé les filatures, les tissages et diverses autres industries.
A l´endroit même où M. Roger imprime aujourd´hui ses riches tentures, était autrefois une petite filature mue par quarante chevaux de force accumulés dans un petit étang par le barrage d´un des affluents de l´Oise. L´importance de la fabrique ne résulte pas de l´étendue des bâtiments, la plupart légers et rapidement construits, mais bien de leur outillage très complet, remarquablement installé, augmenté et perfectionné chaque jour.
Dès les premiers pas dans l´établissement, il est facile de reconnaître un choix parfait dans les agents ; tous, ouvriers et contremaîtres, semblent animés du désir de bien faire aimer leur art, et de prendre en quelques sortes plaisir à leur travail. C´est que l´industrie du papier peint, quoique devenue presque entièrement mécanique aujourd´hui, est cependant une de celles où l´intelligence et le goût de l´exécutant ont le plus de part. [...] Nous avons décrit également autrefois le fonçage à la main, qui consistait à étaler sur de grandes tables la bande de papier que l´on voulait recouvrir, avant l´impression, d´un ton uni pouvant servir de fond pour enlever le dessin ; cette opération s´exécutait au moyen de grandes brosses que les ouvriers spéciaux manoeuvraient à bout de bras, le corps plié en deux pour atteindre tous les points, opération très fatigante, et dont le résultat était souvent bien imparfait. Les choses se passent aujourd´hui à Mouy, de façon plus humaine et plus industrielle ; suivons en effet le papier au sortir du grand magasin, qui le reçoit à l´état de bobines, comme pour l´impression continue des journaux. Le papier est enroulé autour d´un mandrin, il a environ 830 mètres de long sur 50 centimètres de largeur ; cette longueur a été ainsi calculée pour fournir cent parties de 8 mètres chacune, mesure encore aujourd´hui réglementaire pour constituer ce que l´on appelle le rouleau. L´excédant de 30 mètres donne les 10 centimètres environ que chaque rouleau doit avoir en trop. La bobine formée par ces 830 mètres de longueur a, suivant la force du papier, de 30 à 40 centimètres de diamètre ; les tranches en sont protégées par des joues en tôle fixées sur le mandrin, qui maintiennent exacte la rectitude du papier pendant l´enroulage et le déroulage. Cette armature des bobines se retrouve pendant tous le cours de la fabrication. Quelques papiers bon marché s´impriment directement sans fonçage ; le plus souvent ils sont tentés dans la pâte même, mais tous ceux qui ont quelque valeur reçoivent d´abord une couche colorée. [...]
Parmi les couleurs proprement dites, les unes arrivent à l´usine préparées par des industriels spéciaux ; les autres, la plus grande quantité, sont créées dans le laboratoire même, par le mélange de divers sels terreux ou métalliques par l´extraction de matières végétales et le traitement de bois tinctoriaux, ou enfin par les nombreux dérivés de la houille que la chimie organique moderne a mis à la disposition des teinturiers. Le laboratoire de Mouy contient tout l´outillage nécessaire pour ce genre de préparation : il y a des chaudières pour les bois colorés, des bacs, des filtres, des foyers et des robinets de vapeur. Ces couleurs sont portées ensuite, au fur et à mesure des besoins, dans l´atelier où se composent les pâtes ; cette composition est une sorte de colle avec des débris de cuir, de peaux, et surtout de peaux de lapin - du blanc de Meudon - réduit en poudre aussi fine que possible, qui sert comme épaississant, et de la matière colorante proprement dite. Le tout est brassé à la main par l´ouvrier jusqu´à ce que l´on obtienne une teinte unie dans toutes les parties. La composition est ensuite passée dans un tamis et employée presque aussitôt, car on prépare les terrines de pâtes colorées à mesure que la machine les consomme. Cette fabrication des pâtes colorées demande un grand tact de la part e celui qui dirige l´atelier. Il doit arriver au ton juste pour qu´il se marie avec les couleurs juxtaposées, exactement comme l´a décidé M. Prévost, artiste habile qui est chargé d´inventer les types. [...]
La maison Roger est célèbre et renommée pour ce genre de travail dans lequel elle excelle. Voici comment il s´exécute : le papier doit d´abord être trempé légèrement comme pour l´impression sur les machines nouvelles à imprimer les journaux. Un drap sans fin, légèrement humecté en passant sur une auge sous-jacente, soutient le papier et lui communique son humidité. Lorsqu´il quitte le drap sans fin, le drap traîné par des rouleaux animés d´un mouvement de rotation sur eux même est conduit à la surface convexe d´un dos d´âne en zinc sur lequel le maintient étalé une brosse douce en soies ; un autre rouleau le soutient jusqu´à ce qu´il soit pris par une machine spéciale composée d´un tambour central servant de table cylindrique sur laquelle il reçoit une pression et une friction énergique déterminées par six brosses cylindriques tournant parallèlement autour du tambour médian. Deux petites trémies, agitées par un mouvement de secousse, saupoudrent le papier d´une poussière de talc aussi ténue que possible. Les brosses unissent la surface, répartissent le talc, le fixent et lui donnent ce beau poli et cette douceur de toucher particulière au papier satiné.
Lorsque le premier passage à cette machine n´a pas donné un résultat satisfaisant, on met de nouveau la bobine en arrière d´une seconde machine à satiner qui est à quatre brosses cylindriques au lieu de six et qui donne un fini supérieur.
Le satinage réservé au papier de luxe n´a pas la rapidité des autres opérations de la maison ; c´est tout au plus si l´on peut passer par jour six bobines de 830 mètres chacune dans les machines à satiner. Les papiers simples, foncés ou satinés sont portés aux ateliers d´impression proprement dite, où se trouvent une machine à vingt-quatre couleurs, une à douze couleurs, une à huit et deux à six couleurs. La partie constitutive de ces machines est le rouleau imprimeur portant des reliefs qui, appuyant sur le papier, y laisseront la couleur qu´il auront reçue de l´alimentation mécanique. Les rouleaux faits chez M. Roger diffèrent peu de ceux que nous avons décrits dans ces diverses livraisons. L´atelier où on les exécute est élevé sur pilots dans la prairie attenante à l´usine et éclairée des quatre côtés. Les ouvriers qu´il renferme sont presque tous des artistes d´élite que M. Roger a fait venir d´Alsace en France, au moment de l´annexion. Aussi là règnent l´activité et le travail consciencieusement méticuleux si nécessaire pour la fabrication spéciale qui s´y exécute. [...]
L'établissment de Mouy, très intelligemment disposé et très habillement conduit, est en pleine prospérité ; il fabrique environ quatre millions de rouleaux de papiers peints, dont quelques uns atteignent un prix assez élevé par le nombre de leurs couleurs et leur belle exécution, qui a valu aux dernières expositions à M. Roger les récompenses suivantes : une médaille à Philadelphie et une médaille d'Or à l'Exposition universelle de 1878 ; et enfin, par décret du 21 octobre 1878, M. Roger a été nommé Chevalier de la Légion d'honneur. .
Chercheur de l'Inventaire du patrimoine - Région Hauts-de-France