Origine du site industriel
La mention des « Moulins Bleus » apparaît pour la première fois en 1698 et concerne des moulins à blé. L'origine du nom viendrait toutefois peut-être d'un moulin à guède (ou waide), plante tinctoriale qui a assuré au Moyen Âge la fortune de l'actuel département de la Somme. Lorsque Ambroise Léopold Jourdain, seigneur de l'Éloge, acquiert la baronnie de l'Étoile en 1766, il développe considérablement l'activité de meunerie de farines, qui sont acheminées vers Amiens par gabarre. Ces moulins à blé auraient été reconstruits en 1784. Le 3 octobre 1821, les enfants de Jourdain de l'Éloge vendent le site au négociant amiénois Judas Dusouich et son épouse. Les nouveaux propriétaires développent les moulins pour le broyage d'écorces de bois, utilisés comme teinture naturelle. La concurrence oblige à une diversification de l'activité, et deux des six roues hydrauliques sont réaffectées à la mouture de la farine, tandis qu'une autre sert à actionner les bancs à broches autre machines à peigner d'une filature de lin et de chanvre. Une grande partie de ces machines était d'ailleurs inventées et brevetées par l´Anglais Joseph Parrott, qui exploitait cette partie de l'usine. Le changement d'activité n'empêche malheureusement pas la faillite de l'entreprise, qui est vendue en deux lots distincts par licitation du 4 septembre 1832. Après plusieurs avatars, Vulfran Bruhier acquiert les deux parties séparées en 1853 et 1855 et réunifie l'ensemble du site des Moulins-Bleus. Celui-ci est adjugé en 1856 à Paul-François Blanchet, fabricant de toiles, qui constitue en 1860 avec divers associés la Société Blanchet & Cie, dite Société des Moulins-Bleus. L'usine était alors spécialisée dans la filature de fils de lin et dans le tissage de toile à voile pour la Marine impériale. L'établissement, composé essentiellement de bâtiments établis le long du chemin de halage, était marqué par l'imposante filature, à deux étages. En 1872, il revend l'affaire à son fils Octave, conseiller général de la Somme (1871-1874) et futur maire de L’Étoile. L'usine est alors formée d'une filature, d'un tissage et d'un peignage. Elle est complétée par deux cités ouvrières de 36 maisons (cité des Croupes, cadastre C 603) et de 9 maisons (cité de l'Ermitage, cadastre C 298) et de l'ancien moulin du prieuré de Moréaucourt.
L'usine Saint Frères
Cette usine textile est acquise en le 5 février 1883 par la société Saint Frères qui fait construire à côté des anciens bâtiments existants une nouvelle filature de jute et un tissage attenant avec salle des machines. L'ancienne usine hydraulique est utilisée pour des fonctions secondaires. Cette nouvelle unité de production, qui complète les usines de Flixecourt de Saint-Ouen et d'Harondel, est vraisemblablement construite par l'ingénieur de l'entreprise, Abel Caron, dont la "signature" architecturale est lisible dans la typologie et la structure des bâtiments, identique à celles employées à Harondel et Saint-Ouen. Cette usine est dirigée par Léon Ducrotoy, qui auparavant était à la tête de la fabrique à métiers de L’Étoile. En 1899, cette nouvelle usine emploie 1300 personnes. Dès lors, l'usine est dotée d'un réfectoire, qui est agrandi en 1903.
Au décès de Léon Ducrotoy, la direction de l'usine est confiée à Fernand Petit, sous-directeur de l'usine de Beauval, jusqu'à ce qu'il soit appelé à diriger l'unité de production de Beauval en octobre 1910. Henri Fourquer, sous-directeur aux Moulins-Bleus, est alors promu directeur. Durant l'Entre-deux-guerres, l'usine fait l'objet de quelques travaux de modernisation, marqués notamment par la construction d'un château d'eau, vers 1925. En 1939, l´usine des Moulins-Bleus ne compte plus que 760 ouvriers. Elle finit par subir les effets de la restructuration dont le groupe fait l'objet à partir de 1969 et cesse son activité en 1978. Une partie des bâtiments est alors convertie en entrepôts.
Machines et force motrice
Dans la seconde moitié du 18e siècle, le site comprend six roues hydrauliques, dont quatre sont construits en 1768 par Jourdain de l'Eloge. Vers 1829, les machines à filer Parrott, capables de filer mécaniquement une tonne de laine par an, constituaient une véritable révolution dans l'activité textile du territoire, habituée à la filature à la main. Un texte souligne d'ailleurs que "cette innovation devra amener bientôt un changement important dans l'industrie de nos campagnes. Les femmes seront obligées de chercher d'autres ressources pour s'occuper" (AD Somme ; 3 E 24203). A l'époque, l'usine, représentée sur un grand plan aquarellé (Fig.) est équipée de sept roues hydrauliques. En novembre 1887, l'usine fonctionne avec des dynamos Henrion de Nancy (pour l'éclairage ?). En 1889, l'entreprise équipe l'usine de 48 bancs à broches Fairbain, ainsi qu'un ensemble de carde et de machines à étirer du même constructeur installé à Leeds. Cet équipement est complété, en 1896, de 132 métiers à filer du constructeur lillois Walker. En 1899, l'usine des Moulins-Bleus totalise 544 métiers à tisser, dont 80 pour tisser le lin et 15 pour la toile à voile. Cela confirme que si le tissage du jute était l'activité principale, celui du lin y était encore largement présent et perpétuait ainsi la tradition de tissage de voile de marine, amorcée à l'époque de l'industriel Blanchet. En 1904, la filature comprend 600 broches. Dans les années 1930, une partie du matériel est renouvelé et fourni par l'entreprise irlandaise Mackie.
Approche sociale et évolution des effectifs
En 1858, l'usine Blanchet emploie 150 personnes occupés essentiellement à faire des toiles à voile pour la marine. En 1888, le tissage des Moulins-Bleus emploie 740 personnes, sans que la distinction entre filature et tissage ne puisse être faite. En 1904, l'usine est épargnée par les grandes grèves qui touchent l'industrie textile du département. En 1939, l´usine des Moulins-Bleus ne compte plus que 760 ouvriers. En 1930, au moment des grèves de l'été, contre l'application de la loi relative aux assurances sociales qui prévoit une contribution ouvrière égale à la contribution patronale, l'effectif de l'usine est de 900 salariés. Ce mouvement social qui mobilisa plus de 70 % des ouvriers est le plus important que l'entreprise eut à connaître.
Chercheur au service régional de l'Inventaire de 1985 à 1992, en charge du recensement du patrimoine industriel.